La Boutique sans argent a pour moteur la générosité… Serait-elle un projet utopiste, sans doute sympathique au premier abord, mais certainement pas viable parce que déconnecté de toute réalité économique? Pour répondre simplement : la Boutique sans argent s’inscrit également dans un modèle, qui le plus souvent est appelé « économie du don » et qui, comme son nom l’indique, n’est pas antithétique du principe même d’économie. Simplement, il le questionne – et questionne également la place, le rôle et l’intérêt de l’argent.
Une économie du don n’est pas une économie sans argent, au sens où il suffirait d’ôter toute valeur aux billets de banques et aux flux monétaires pour que soudainement nous nous retrouvions dans une économie fondée sur le don. Une économie du don annule tout échange, qu’il s’agisse de l’échange d’un objet contre une somme d’argent ou de l’échange d’un objet contre un autre (ou plusieurs autres). Par conséquent, le troc et les systèmes de monnaies locales ne font pas partie de l’économie du don – car, même si ces principes excluent l’utilisation de l’argent proprement dit, ils se fondent toujours sur l’idée que tout objet et tout service a une valeur pour les deux parties en présence et qu’il peut être acquis à la condition qu’on le compense par un objet ou un service qu’on aura évalué comme ayant la même valeur (cette valeur étant évidemment directement liée à l’offre et à la demande existantes pour ces deux objets ou services). Avec le don, on sort de la logique d’échange – toujours conditionnée (à l’objet que l’on reçoit en retour, à la confiance plus ou moins importante que l’on accorde à celui avec qui la transaction est effectuée, au contexte général qui rend l’objet plus ou moins rare et plus ou moins recherché, etc.). Avec l’économie du don, on entre dans l’inconditionnel : je donne cet objet (dont je n’ai pas besoin actuellement) à une personne qui en a besoin, sans attendre un « retour » de sa part.
Il n’y a donc pas de réciprocité immédiate – et tant mieux! Dans son livre The Moneyless Manifesto (accessible gratuitement en ligne en anglais), Mark Boyle explique que la réciprocité immédiate que crée l’échange d’argent est précisément ce qui détruit le lien social : imaginez un parent qui présenterait à son enfant atteignant la majorité la facture de tout ce que celui-ci lui aurait coûté au cours de sa vie. Que signifierait, pour l’enfant, que de régler la somme, sinon qu’il romprait par là tout lien avec son parent, qu’il n’aurait plus de « dette » auprès de lui? Le lien social se noue, vit et se renforce lorsque nous passons dans une logique d’inconditionnalité, lorsque nous comprenons qu’il n’y a pas de retour immédiat et définitif, lorsque, tout simplement, nous donnons. Le don inconditionnel est le seul qui puisse faire naître un sentiment de gratitude fort et donc qui fasse que nous vivions réellement ensemble : « Lorsqu’on reçoit un don, on ressent de la gratitude pour le donneur, pour la communauté du donneur, ou même pour l’univers entier, et l’on ressent en même temps le désir de donner en retour. » (Charles Eisenstein, préface au Moneyless Manifesto)
La Boutique sans argent n’est pas un lieu « en dehors du système économique » : au contraire, c’est un lieu d’économie. L’économie, c’est étymologiquement l’administration du foyer – cela n’implique aucunement l’idée d’une rentabilité, mais celle de la bonne gestion et de la bonne consommation des biens et des services. La Boutique sans argent n’est pas une structure rentable mais elle n’est pas moins viable économiquement qu’une structure fondée sur le principe de rentabilité. A vrai dire, aujourd’hui, alors que de plus en plus d’entre nous cherchons un sens à nos occupations et voulons contribuer à des actions que nous considérons justes (et alors même que la crise économico-sociale contracte les budgets), il est sans doute plus réaliste de s’inscrire dans un modèle économique du don où chacun vient donner ce qu’il veut et ce qu’il peut : un coup de main de temps en temps, un engagement à long terme, un objet qu’il n’utilise plus. Ce n’est pas une bien-pensance peu réfléchie qui anime la Boutique sans argent, mais la volonté de mettre en pratique l’économie du don à l’échelle d’un lieu, où chacun est libre d’entrer, d’amener des objets ou non, de prendre ce qui peut lui servir.
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